« Je suis loin d'être parfait mais je bosse »
Demi de mêlée international de Clermont, Morgan Parra, 25 ans, raconte les exigences de son poste, le stress, les doutes et revient sur les rumeurs dont il a été victime.
Par Karim BEN-ISMAÏL, à Clermont-Ferrand. mis à jour le 19 septembre 2014 à 12h30
Il ne peut pas s’en empêcher, Morgan. Chambrer, asticoter est une seconde nature. La séance photo est à peine entamée qu’il branche notre photographe, histoire de voir s’il a du répondant. Une façon bien à lui de jauger son environnement. Passé ce premier contrefort, le garçon se révèle avenant. Invite même au café dans la nouvelle maison qu’il fait construire sur les hauteurs de Clermont. Avant de s’installer en terrasse, loin de son portable pour être totalement disponible, il prend le temps de négocier avec son entrepreneur sur le nombre de mètres cubes de sable nécessaires pour niveler le boulodrome qui jouxtera sa future piscine.
Au collège, des gamins montent des groupes de rock, vous, c’était une équipe de rugby…
Oui, c’est dingue. Même avant le collège, j’adorais le rugby, je rêvais d’avoir une équipe. J’avais quatorze ans, je jouais pivot de hand en UNSS (Union nationale du sport scolaire) où on avait été éliminés dès le premier tour. Le prof de sport m’a dit qu’un tournoi de rugby avait lieu. Du coup, j’ai monté une équipe de rugby avec les potes du hand et d’autres copains de foot de mon quartier (la Grange-aux-Bois à Metz). On a atteint les phases finales du Championnat de France minimes.
Comment on recrute une équipe, faut rameuter les gars ? Ben oui, c’est aller voir les mecs, passer des coups de fil. Et cela a été bien au-delà : j’ai même dirigé les entraînements, car le prof de sport ne connaissait rien au rugby. C’était à moi de trouver le contenu des séances. Parfois, mon père tentait de se libérer pour venir m’aider aux entraînements les mercredis après-midi.
À 14 ans, vous passiez vos soirées à préparer les séances ? Oui, j’ai toujours aimé décortiquer le jeu. Je suis d’une famille de rugby avec mon père (Antonio, ancien demi de mêlée ou d’ouverture du RC Metz, à l’époque en Fédérale 2) et mon oncle (Manu, ancien centre). J’adorais regarder mon père à l’entraînement. Après sa carrière de joueur, il est devenu entraîneur, alors je m’inspirais de ses contenus d’entraînement. Je m’amusais à noter des combinaisons au marqueur sur une ardoise Velleda. Je pompais des trucs en regardant des matches à la télé. Depuis tout petit je mange et je dors rugby. Parfois à l’excès.
C’est-à-dire ? Parfois dès le réveil. J’étais habité par le rugby et ça m’a pénalisé à l’école. Même si je pense que j’avais des capacités. J’étais obnubilé par le rugby. Je n’ai pas fait de seconde, j’ai été orienté en BEP de vente action marchande, que j’ai obtenu. Puis je me suis arrêté en deuxième année de bac pro commerce.
Vous étiez le moteur de cette équipe de collégiens, qu’en gardez-vous des années plus tard ? C’était une aventure humaine énorme. J’en garde la satisfaction d’être parvenu à transmettre ma passion à des gars qui n’aimaient pas forcément le rugby. À leur transmettre le goût de jouer grâce à mon enthousiasme, mon envie d’apprendre et de partager.
Vous avez été formé au pôle Espoirs du Stade Dijonnais, mais monter une équipe de petits bonshommes ça ne s’apprend pas, ça…
C’est une expérience rare. Quand tu es jeune, tu ne réfléchis pas, tu avances à l’instinct. J’ai toujours aimé parler, communiquer, tirer, pousser. Je suis tout le temps avec du monde.
Par peur de vous retrouver avec vous-même ? Non, il y a des fois où j’ai besoin de m’isoler et de souffler, mais le plus souvent je suis entouré de monde. J’adore la vie de groupe.
À cinq ans, vous assistiez aux entraînements de votre père au RC Metz. Qu’est-ce qui vous impressionnait ? Les gars de l’équipe une étaient mes idoles. Mon père m’impressionnait par son côté meneur. Teigneux, il gueulait, ne lâchait rien. Je captais tout ce qu’il faisait et je me suis accaparé certaines choses de lui.
C’est compliqué le rugby, vous compreniez les règles ? Oui. À l’époque les matches de mon père étaient filmés. On avait une vidéothèque où tous ses matches étaient classés. À la maison je regardais ses cassettes, tout seul devant le magnétoscope, que j’ai appris très tôt à faire fonctionner. J’aimais bien le voir tirer au but, ça m’a marqué. Poser le ballon sur un tee et frapper, ce n’est pas donné à tout le monde. Il faut être concentré, faire abstraction, avoir le geste juste dans les moments importants. Ce n’est jamais acquis.
Beaucoup de joueurs ont recours à des préparateurs physiques ou mentaux pour s’améliorer sur ce point… J’ai travaillé avec Gonzalo Quesada (ex-responsable du jeu au pied pour le quinze de France) de 2009 à 2011. Il m’a beaucoup appris. Sur le geste, la technique, la puissance, le mental, la visualisation. La capacité d’évaluer les différents paramètres : vent, luminosité, ambiance du public… J’aurais aimé continuer à travailler avec lui, mais il a eu des opportunités de carrière (il est désormais entraîneur du Stade Français), tant mieux pour lui.
Quesada manque à l’équipe de France ? Je ne sais pas s’il manque à l’équipe de France, mais à moi, oui. Son savoir est riche. Plus que le geste, il m’a transmis cette capacité à se sentir fort dans les moments importants. Je n’y suis pas toujours parvenu, j’ai loupé des coups de pied importants, mais Gonzalo m’a beaucoup apporté. Bosser sur le souffle pour se régénérer dans un moment de fatigue, faire abstraction du contexte. À chaque tir au but, le stress est là. C’est un boulot de l’évacuer.
Quesada dit avoir été impressionné par votre capacité à être parfois « euphorique » dans les moments de pression… Ça, c’est l’image qu’on me donne parfois de l’extérieur, mais j’éprouve autant de stress qu’un autre. Même si je m’efforce de ne pas le montrer, de porter un masque. Au fond, on est des êtres humains. Quand tu es buteur, il ne faut pas trembler. Il y a des tirs importants, d’autres stressants. J’avoue qu’il m’est arrivé d’avoir la jambe qui tremble, certaines fois.
À cause de la pression que vous vous imposez ou du regard de vos avants qui se durcit en cas d’échec ? J’ai à cœur de réussir par rapport aux « gros », qui s’envoient dur en mêlée ou en conquête. Le buteur est là pour enquiller derrière, récompenser l’équipe. Quand ça se passe mal, c’est la double peine : pour toi et pour les collègues autour. Les mecs ont bon esprit, ils ne te lancent pas de regards. T’encouragent, même si tu loupes. Mais cette pression, tu la ressens.
L’an passé, lors de la tournée d’automne face à l’Afrique du Sud, vous avez connu des moments difficiles… Ouais, je me suis fait contrer en début de match et j’ai raté une pénalité importante en face des poteaux. Ça a été un des matches les plus durs pour moi. Ça m’a fait mal sur le coup, même si ça m’a fait grandir par la suite. Avec ce genre d’échec tu te poses des questions, c’est dur de ne pas sortir de sa concentration.
En quoi cette contre-performance vous a-t-elle fait grandir ? J’ai accepté de voir ça comme des faits de match. Et qui peuvent se reproduire. Il faudra que je sois plus fort pour les surmonter et tenir mon rôle plutôt que de sortir du match comme ça a pu m’arriver. Ce jour-là, je suis passé à côté. Est-ce que c’est dû au contre en début de match ou à autre chose…
Vous étiez dans un contexte personnel compliqué à l’époque, avec des rumeurs sur votre vie privée*. De quoi vous ronger le cerveau ? Bien sûr. Ces rumeurs s’installent dans ta tête. Ça m’est tombé dessus. Ça a été une année compliquée dans ma vie et celle de ma famille. S’il y avait eu un gramme de vrai dans tout ça, j’aurais pu me remettre en cause et me dire que j’étais fautif, mais ce n’était pas le cas.
Vous êtes parvenu à savoir d’où venaient ces rumeurs ? Je pense, oui. Un an après mon arrivée en Auvergne j’ai fait construire une maison et j’ai eu des soucis de malfaçon. Du coup, je n’ai pas payé, j’ai engagé un avocat et les sommes ont été consignées. Certaines personnes dans le petit village qu’est Clermont se sont mises à parler en disant « il ne paye pas ». Après, on a dit que je jouais au poker.
Vous jouez toujours au poker ? Non, en plus je n’y joue pas ! Je joue au rami, façon grands-parents, de temps en temps avec mes potes. Mais je n’ai jamais – comme j’ai pu l’entendre – fréquenté des tripots clandestins ou squatté les tables des casinos. L’histoire s’est amplifiée, je suis devenu un joueur ruiné. Pire encore : on racontait que des Gitans étaient sur mon dos. Puis des Turcs, la mafia russe, la mafia italienne… Ça vous fait sourire, mais je vous assure qu’à l’époque je ne riais pas, moi. Tout ça est parti d’une finale perdue en Coupe d’Europe. Certains ont eu besoin de trouver un bouc émissaire. Wesley Fofana, Aurélien Rougerie ou Brock James ont été montrés du doigt. Et puis j’y ai eu droit… Des élucubrations du style « Parra a perdu la finale, normal il n’a pas la tête au rugby, il joue au poker dans des tripots jusqu’à 6 heures du mat ». Alors que j’ai toujours été un des premiers au stade et le dernier à en partir. Les gens ont bavé parce que j’ai mis en vente la première maison pour en faire construire une autre. C’est devenu « il n’a plus de chez lui, il est à la rue ».
Tout est fini aujourd’hui ? Chez les gens, je ne sais pas. Dans ma tête, oui. Je suis parvenu à passer outre. Je suis bien dans ma vie de tous les jours. Même si c’est compliqué de ne pas écouter les commentaires quand tu es un personnage public. Cachés derrière des pseudos, des gens très courageux vont baver sur Twitter, Facebook ou dans les blogs… Je sens encore des regards sur moi, mais personne ne vient m’en parler.
Vous disiez « premier arrivé, dernier parti ». Pour un 9, la somme de travail est plus lourde ? Après le travail collectif avec l’équipe, on a tout le travail individuel à accomplir : les passes, le tir au but, le jeu au pied de déplacement, le jeu au pied par-dessus, du pied gauche et du pied droit… Rien que sur le tir au but, je passe une demi-heure par jour. Tout ça pour progresser et se rassurer en vue du week-end à venir. J’essaye d’être dans le qualitatif plus que dans le quantitatif. Je ne tape qu’une vingtaine de ballons, mais avec le souci d’être à fond dedans. Pas plus parce que ça prend de l’influx et ça traumatise les adducteurs.
Avez-vous toujours la même routine ou êtes-vous en recherche constante d’évolution ? J’essaye de garder la base que m’a apportée Gonzalo Quesada. Tout en l’enrichissant avec des petits trucs pris chez d’autres buteurs. Parfois, rien qu’en regardant buter un mec à la télé, je capte des choses. Par exemple, la façon de se concentrer au moment de recevoir le tee… Je garde ou pas. Tout ne me convient pas. Tout est dans le détail : la frappe, la zone d’impact, le pied d’appui, la position du ballon, les conditions atmosphériques…
Sur quels domaines cherchez-vous à vous améliorer ? Sur la frappe, la distance et la capacité à être plus régulier.
Dans le jeu, certains critiquent votre vitesse d’éjection, ces deux pas effectués avant de sortir le ballon… Plus que la vitesse, l’important c’est la qualité de la passe. Ces deux pas, il m’arrive de les faire pour provoquer la sortie d’un défenseur… Mais parfois je ne les fais pas. Je suis loin d’être parfait, mais je bosse. Tout comme je travaille les coups de pied derrière la mêlée pour soulager le 10. À Bourgoin, avec Benjamin Boyet ou à Clermont avec Brock James, je n’avais pas l’habitude de le faire. Je m’y suis mis. Le rugby a évolué et le 9 est amené à prendre encore plus de jeu au pied à son compte.
Au Stade Toulousain, on a vu l’émergence de numéros 9 puissants qui jouent comme des avants. Byron Kelleher hier, Jean-Marc Doussain aujourd’hui… C’est le profil d’avenir ? Je ne sais pas, tout dépend. Parfois, la tactique requiert ce style de jeu, parfois, non… Moi, j’essaye d’être vraiment une charnière entre le paquet d’avants et les trois-quarts. J’essaye de jouer sur mes qualités : coller au ballon, la vista, la passe et le jeu au pied. J’ai longtemps pris pour exemple l’Australien George Gregan ou Jean-Baptiste Elissalde. Des petits gabarits, mais des gars jouant avec intelligence, qui disposaient d’une bonne technique individuelle et étaient capables de mener un pack.
Une autre dimension vous concerne, moins visible, celle du leadership. Ça se travaille, ça ? Aller boire des coups avec les gros, leur envoyer des sms, ça fait partie du job ? Garder le lien, c’est important. Consolider la relation, ça se ressent ensuite sur le terrain. J’ai toujours eu plus d’affinité avec les gros. J’essaye d’être à l’écoute des gars. Parfois, dès le matin, tu sens qu’un mec n’est pas bien. Alors je le taquine pour le détendre. Mais si je vois qu’il se crispe, que son mal est profond alors je l’invite à partager un café. Je fais ça à l’instinct.
Vous aimez brancher, titiller les gars, ça vous a valu des surnoms : « le Morveux », « le Merdeux », « la Ronce »… Ça, c’est les Sébastien Chabal, Lionel Nallet et toute la clique de la Berjallie qui m’ont donné ce surnom. Ça m’a collé aux basques, en bien et en mal. Aujourd’hui, j’aimerais me défaire de cette étiquette négative. Elle m’a fait du tort. Déjà que je suis impulsif et teigneux… Ça m’a desservi la saison dernière sur des matches où j’ai pris carton jaune ou carton rouge. Même chose quand on disait que j’étais « serein » aux tirs au but, certains on traduit ça en « hautain ».
Vous avez toujours été meneur et autoritaire. Comment on gère la cohabitation avec d’autres leaders dans un groupe ? Il ne peut en rester qu’un ? C’est « tuer ou être tué ? » Je ne dirais pas « autoritaire », mais j’ai toujours aimé que les gens fassent ce que je dis. Aujourd’hui, j’ai gagné en maturité. J’accepte la critique, les points de vue différents et même de faire l’inverse de ce que j’estime bon. Il le faut quand on vit dans un groupe.
Que s’est-il passé dans votre tête de demi de mêlée quand on vous a positionné ouvreur en pleine Coupe du monde, y compris pour une finale à l’Eden Park face aux All Blacks ? J’ai essayé de prendre ça comme une chance en me répétant « j’ai tout à y gagner », ce n’était pas mon poste. J’avais à cœur de ne pas décevoir les gars. Ça n’a pas été simple par rapport à François Trinh-Duc, un pote, avec lequel j’étais mis en concurrence. Ce qui a été énorme, c’est qu’il a pris sur lui. Il m’a aidé en m’encourageant à prendre du plaisir.
Les All Blacks font preuve de constance, bâtissent sur la continuité. En France, la charnière « 9-10 » change en permanence. On se tire une balle dans le pied ? C’est difficile pour moi de parler de ça. C’est certain que quand tout va bien on encense la charnière et quand tout va mal c’est la charnière qui trinque. C’est très français.
On manque de patience en France, on veut trop plaire au public ? Je ne sais pas, peut-être… C’est à nous, joueurs, d’assumer ça. Par des hauts et des bas. Ce n’est pas facile. Il y a des moments tu es bien, d’autres où tu es tout en bas.
Mais vous autres joueurs, vous auriez besoin de cette constance, de sérénité…
Je ne sais pas, je ne suis pas là pour réclamer de la confiance ou du temps de jeu. On fait avec ce qu’il y a. Bon match, mauvais match. Tu sautes. Tu reviens. À chacun de gérer ça. C’est moins compliqué en club, car tu joues tous les week-ends.
La Nouvelle-Zélande est un petit pays mais préserve ses ressources, naturelles et humaines. Ici, on est tellement riches qu’on a tendance à prendre et à jeter… C’est difficile pour moi de rentrer là-dedans. Le système est au-dessus de moi, je ne peux pas me permettre de le juger. Ce système, on le subit, nous, les joueurs. Ce n’est pas que ça ne me regarde pas, mais je suis dans une position délicate pour parler.
La France dispose de bons joueurs. Quand vous apprenez qu’on pourrait appeler le Sud-Africain Rory Kockott pour jouer à la mêlée en bleu… (Il frappe du plat de la main sur la table et souffle longuement.) S’il peut apporter du bien et un plus pour l’équipe de France… Rien à dire, je respecte. Je m’interdis de juger ça.
Après la finale perdue face aux Blacks en 2011, vous disiez avoir compris beaucoup de choses sur la vie de groupe. Quoi ? Ben, que sur quatre mois de vie commune, le moindre petit détail peut tout faire dérailler. Aujourd’hui, j’ai une certitude : on ne peut pas s’entendre avec tout le monde. C’est la vie qui veut ça. En revanche, même si tu n’es pas pote en dehors tu peux te serrer les coudes sur le terrain et te faire mal pour l’autre. Pour le bien commun. Pour le bien de l’équipe. Pour les Bleus. Cette équipe de France, c’est un truc énorme. J’en rêve depuis toujours. Pour elle, il faut être prêt à tous les sacrifices.
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